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De Daniel Snicket à Lemony Handler
16 août 2012

Traduction : Second Chapitre de la Nouvelle Série !

Toutes les Mauvaises Questions

Tome 1

"Qui ça peut bien être à cette heure-ci ?"

Lemony Snicket

Illustrations de Seth

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Chapitre Deux

 

Si vous trouvez le bon bibliothécaire et s'il vous donne la bonne carte, peut-être y verrez-vous, à un demi-jour en voiture de la Ville, un petit point, et sous ce petit point, "La Tache de Mer" en petits caractères. "La Malnommée" serait plus approprié ; cette cité n'est pas du tout située près de la mer, mais plutôt à la fin d'une longue cabossée qui n'a pas de nom et qu'aucune carte n'a jamais comportée. J'en sais quelque chose, puisque c'est à La Tache de Mer que j'ai commencé comme apprenti, et non pas à la Ville, comme je l'avais supputé. Je ne le sus que lorsque S. Théodora Markson conduisit l'automobile devant la gare sans même ralentir.

"Mais, nous ne prenons pas le train ?" demandai-je.
"Mauvaise question, encore une fois," dit-elle. "Je t'ai pourtant dit que le plan a changé. Tu confonds la carte et le territoire. C'est une expression signifiant ici que le monde ne correspond pas à l'image que nous en avons."
"Je croyais que vous travailliez de l'autre côté de la Ville."
"C'est exactement ce dont je parle, Snicket. Tu *croyais* que nous allions travailler en Ville, mais ce ne sera pas le cas du tout."

Ma machoire en tomba sur la banquette, secouée par le virage serré pris par la voiture au détour d'un chantier. Des ouvriers creusaient dans la rue, commençant la construction de la Fontaine de la Finance Victorieuse. Demain, s'il était possible à un apprenti de s'éclipser durant le déjeuner, j'étais censé  y rencontrer quelqu'un, dans l'espoir de mesurer la profondeur du trou foré. J'étais parvenu à acquérir un nouveau mètre à mesurer pour cette occasion, un mètre tout aussi malnommé, car il s'étendait sur bien plus d'un mètre avant de se recroqueviller dans sa cartouche avec un "clic" de satisfaction. La cartouche avait la forme d'une chauve-souris, et le mètre, de couleur rouge, faisait l'effet d'une langue démesurée. Je compris soudainement que jamais je ne la reverrai.

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"Mon bagage," dis-je, "est resté à la gare."
"J'ai acheté quelques habits pour toi," dit Théodora, dodelinant de la tête vers la banquette arrière où reposait une valisette à l'air abîmé. "On m'a donné tes mensurations, ils devraient aller, enfin, j'espère. S'ils ne te vont pas, tu devras te débrouiller pour gagner ou perdre en taille ou en poids. Ces habits n'ont rien de remarquable, et l'idée, c'est de ne pas nous faire remarquer."

Je pensai que porter des vêtements trop grands ou trop petits était un excellent moyen de se faire remarquer. Je pensai également au petit tas de livres que j'avais rangé à côté du mètre à mesurer. L'un d'entre eux était très important. Il s'agissait d'une histoire des égoûts de la ville. J'avais prévu de prendre quelques notes sur le cinquième chapitre de ce livre, une fois dans le train qui devait m'amener à l'autre bout de la ville. Descendant à la station Bellamy, j'aurais chiffoné les notes en une boule de papier et l'aurais jetée, sans me faire voir, à ma collègue. J'aurais pu la voir, attendant près du présentoir à magazines du Bazar Bellamy. J'avais tracé cet itinéraire dans ma tête mais le territoire s'avérait bien différent de ce que j'avais prévu. Ma collègue allait lire des magazines des heures durant en attendant le train qui devait la conduire à sa propre assignation d'apprentissage, et au bout du compte, qu'allait-elle faire ? Qu'allais-je donc faire, moi ? Je pointais mon nez vers la fenêtre en ressassant ces questions, et d'autres, plus désespérantes encore.

"Ta réticence ne m'agrée guère," dit Théodora, brisant ce lourd silence. "'Réticence' est un main qui signifie ici que tu ne parles pas beaucoup. Dis-moi donc quelque chose, Snicket."
"On arrive bientôt ?" demandai-je plein d'espoir, même si tout à chacun sait que c'est une mauvaise question à poser quand on s'adresse au conducteur d'une voiture. "Où nous rendons-nous ?" tenté-je pour me rattraper, mais Théodora restait tout aussi coite pour le moment. Elle se mordait la lèvre inférieure, comme déçue par rapport à quelque chose, et j'essayai donc une dernière question, espérant qu'elle l'aimerait un peu mieux. "Ce S, c'est l'initiale de quoi ?"
"Sensiblement ailleurs qu'ici," répondit-elle, et je devais bien admettre qu'elle avait raison. Bientôt nous quittâmes ce quartier de la ville, puis cet arrondissement, ensuite la ville même et enfin nous continuâmes sur une route toute sinueuse et biscornue qui me fit rendre grâce de ne pas avoir mangé grand chose ce jour-là. L'air ambiant était chargé d'une odeur si curieuse que nous dûmes fermer les fenêtres de l'automobile, et la pluie menaçait. Je portais mon regard vers la fenêtre et contemplais le temps passer. Il y avait très peu de voitures sur cette route, mais toutes semblaient en meilleur état que celle de Théodora. Par deux fois je faillis m'assoupir en pensant aux endroits et aux personnes de cette ville qui étaient les plus chers à mon coeur, et à la distance qui s'imposait entre eux et moi, longue, toujours plus longue, jusqu'à ce que même la plus longue langue de chauve-souris au monde ne puisse lécher la vie que je laissais derrière moi.

Un son inédit m'arracha à mes pensées. La route était devenue abrupte et cassante sous les roues du véhicule ; Thédora nous amenait sur une pente si longue et si à pic que je ne pouvais même pas en voir le bas par les fenêtres encrassées de l'auomobile.

"C'est sur des coquillages que nous roulons en ce moment même," m'expliqua mon chaperon. "Des pierres et des coquillages, c'est toute la dernière partie de notre voyage."
"Quel genre de gens pavent une route avec des matériaux pareils ?"
"Mauvaise question, Snicket," répondit-elle. "Personne ne l'a pavée, d'ailleurs ce n'est pas vraiment une route. Toute celle vallée reposait sous les flots jadis. Et, il y a quelques années, plus un litre d'eau, tout ça a été asséché. Tu comprends maintenant pourquoi il nous était parfaitement impossible de prendre le train pour venir jusqu'ici ?"

J'entendis alors un sifflement caractéristique. Je décidai de ne faire aucun commentaire. Théodora m'adressa quand même un sale regard puis regarda par la vitre en fronçant les sourcils. A quelques mètres de là, la silhouette brumeuse et filiforme d'un train se balançait en équilibre au dessus de la vallée que nous traversions. Les rails étaient disposées sur un pont haut et long, qui se jetait du littoral pour atteindre une île qui n'était désormais plus qu'une montagne de pierres s'élevant au coeur de cette vallée aride et asséchée. Théodora prit un virage vers l'île, et en l'approchant je pus distinguer un rassemblement de bâtiments - des bâtiments aux teintes délavées, contenus dans un mur d'enceintes de pierres toutes aussi délavées. Une école, peut-être, ou le domaine d'une famille particulièrement monotone. Ces édifices devaient avoir eu une certaine élégance dans le passé, mais nombre des fenêtres étaient cassées ou même vides de vitres, et de signe de vie, il n'y en avait point. Je fus surpris d'entendre, au moment où l'automobile passait sous le pont, le carillon grave et languissant d'une cloche, située dans une haute tour toute en briques, d'allure triste et abandonnée, sur un tas de pierres.

Théodora s'éclaircit la gorge. "Tu devrais trouver deux masques à côté de toi."
"Des masques ?" dis-je.
"Arrête de répéter tout ce que je dis, Snicket. Tu es un apprenti, pas un mainate. Il y a deux masques sur la plage arrière. Nous en aurons besoin."
Je me penchai et dénichai les objets en question, mais il me fallut quelques instants de réflexion avant de réunir le courage nécessaire pour les ramasser. Les deux masques, un taille adulte, un taille enfant, étaient façonnés dans un métal argenté et brillant, et attachés en arrière à un embrouillamini de condutis en caoutchouc et de filtres. Sur le devant se trouvaient deux fines entailles pour les yeux et une toute petite bosse pour le nez. Il n'y avait rien en guise de bouche, si bien que les masques se contentaient de me dévisager dans un silence effrayant, comme si ce voyage leur paraissait une très mauvaise idée.
"Je suis complètement d'accord avec vous deux," leur dis-je.

Théodora fronça les sourcils. "Cette cloche signifie que nous devons arborer ces masques. "Arborer" est un mot signifiant ici "mettre sur la tête." La pression, à cette profondeur, rendra sans cela toute respiration difficile."
"La pression ?"
"La pression des eaux profondes, Snicket. Elle est tout autour de nous. Masqué ou pas, tu ferais mieux de te servir un peu de ta tête."

Ma tête me disait qu'il était absurde de penser que la pressino des hauts-fonds s'étendait tout autour de nous. Pour commencer, d'eau, il n'y en avait point. Je me demandai où toute cette eau avait bien pu aller quand ils avaient asséché cette partie de la mer, et franchement, j'étais en raison de le faire. Pour tout dire, j'aurais du continuer à me le demander beaucoup plus longtemps que ça. Mais je me dis que c'était de toute façon la mauvaise question, et demandai quelque chose d'autre à la place. "Pourquoi avoir fait ça ? Pourquoi est-ce qu'ils ont vidé cette ville de toute son eau ?"
S.Théodora Markson retira son casque, et durant un instant j'aperçus une grande touffe de longs cheveux en bvataille avant qu'elle ne la recouvre du masque. "Pour la sauver," répondit-elle d'une voix étouffée. "Mets donc ton masque, Snicket."

J'obéis aux instructions de Théodora. Le masque était sombre à l'intérieur, et dégageait une senteur de cave, de placard jamais ouvert. Quelques tubes pendaient en gigotant devant ma bouche, tels des asticots face à un poissson. Je clignais des yeux à travers les entailles en direction de Théodora, qui cligna en retour.

"Il marche, ce masque ?" me demanda-t-elle.
"Comment pourrais-je le savoir ?"
"Si tu respires, c'est qu'il marche."

Je ne mentionnai pas que je respirais bien avant de mettre le masque. Quelque chose de plus intéressant avait attiré mon attention. A travers la fenêtre de l'automobile je découvris un alignement de gros tonneaux, vieux et ronds d'aspect, laissés là sans couvercle à proximité d'étranges et énormes machines. Les machines en question ressemblaient à d'immenses seringues hypodermiques, du genre qu'un médecin aurait utilisées pour vacciner un géant. Ca et là s'affairaient des hommes - ou des femmes, il m'était impossible de le déterminer du fait de leurs masques - qui vérifiaient la bonne marche des seringues. Et elles fonctionnaient à plein régime. D'une poussée d'engrenages et d'une pression de leviers, les aiguilles plongeaient au plus profond de trous creusés dans le sol couvert de coquillages, puis se relevaient, encore et encore, tout en charriant un épais liquide noirâtre. Les seringues déversaient ce liquide, dans un clapotis sourd et sombre, au sein des tonneaux, puis elles replongeaient dans les trous, et ainsi de suite alors que je les observai par les fentes de mon masque.

"Du pétrole," hasardai-je.
"De l'encre," me corrigea Théodora. "Cette ville a pour nom La Tache-de-Mer. La Tache conviendrait bien sûr mieux, puisque la mer, ils s'en sont débarassé. Mais la ville continue à manufacturer une encre qui était autrefois célèbre pour ses taches - les plus sombres et les plus indélébiles qui soient."
"Et l'encre est située dans ces trous ?"
"Ces trous sont de longues et étroites cavernes," dit Théodora, "des puits, pour ainsi dire. Et dans ces cavernes, il y a des pieuvres. Voila d'où vient cette encre."

Je songeai à une de mes amies qui venait tout juste de finir le lycée, une jeune fille qui savait toutes sortes de choses sur la vie des fonds marins.

"Je croyais que les pieuvres ne produisaient de l'encre que quand elles avaient très peur."
"J'imagine qu'une pieuvre aurait très peur de ce genre de machines, en effet," dit Théodora en amenant l'automobile sur un sentier de coquillages étroit qui escaladait une colline abrupte et craquelée.

A son sommet, je pus entrevoir une lumière intermittente et brouillée dans la grisaille de l'après-midi. Il me fallut une minute pour comprendre qu'il s'agissait là d'un phare, trônant sur une falaise surplombant ce qui avait été autrefois une mer déchaînée et qui n'était désormais qu'un vaste paysage lugubre. Tandis que l'automobile grimpait en tremblant la côten je regardai par la fenêtre du côté de Théodora et vit qu'à l'opposé des puits d'encre m'attendait un autre spectacle tout aussi étrange.

"Le Bois-Grouillant," dit Théodora, avant même que je l'aie demandé. "Lorsqu'ils ont vidé la mer, tout le monde croyait que les algues se déssecheraient jusqu'à en mourir. Mais les informations dont je dispose assurent que, pour une raison mystérieuse, l'algue a appris à pousser sur terre sèche, et désormais une immense forêt d'algues s'étend sur des kilomètres à la ronde. N'y va jamais, Snicket. C'est un lieu sans foi ni loi, sauvage pour l'homme comme pour la bête."

Elle n'avait pas besoin de me le dire une seconde fois, ni de le dire tout court. Sa seule contemplation avait quelque chose de terrifiant. C'était moins une forêt qu'une immense masse de végétation, où les feuilles d'algues étincellantes se tordaient dans toutes les directions possibles, comme si ces plantes étaient toujours sous l'eau trouble. Même les fenêtres fermées, j'en sentais l'odeur, une senteur salée et irrespirable d'huile et de poisson en putréfaction, et j'entendais même le frottement des milliers d'algues filamenteuses qui avaient mystérieusement survécu à leur mer.

La cloche sonna une nouvelle fois quand l'automobile atteint le sommet de la colline, signalant que nos masques pouvaient être retirés, ce que nous fîmes. Théodora conduisit sa voiture sur une route (pavée de manière traditionnelle, celle-ci) qui dépassait le phare clignotant et dévalait une autre colline clairsemée d'arbres. Nous passâmes devant un petit chalet blanc puis marquâmes l'arrêt dans l'enceinte d'un manoir si grand qu'il avait l'air d'un méga-agglomérat de manoirs écrasés les uns dans les autres. Certaines parties avaient des airs de châteaux, avec leurs hautes tours s'élevant dans l'air nuageux, et d'autres parties ressemblaient à des tentes, leurs lourdes tentures grises étalées sur un jardin soigné encombré de fontaines et de statues, et d'autres parties encore semblaient comme un musée; doté d'une porte cochère à l'air sévère et d'une longue gallerie éclairée d'une gigantesque vitre.

C'avait du être une vue magnifique autrefois, lorsque les vagues s'écrasaient sous les falaises. Ca n'avait plus rien de magnifique. Je baissai les yeux et vis le Bois-Grouillant, déchaînée de lents remous comme un linge fantômatique sur une corde, et je vis aussi un peu plus loin les aiguilles déverser leur contenu dans les tonneaux au garde-à-vous.

Théodora embraya, freina et sortit de la voiture, et étira ses membres avant de retirer gants et casque de cuir. J'eus enfin l'occasion de regarder sa longue et épaisse tignasse, spectacle à peu près aussi étrange que tout ce que j'avais vu jusqu'alors. J'avais moi-même besoin d'une bonne coupe de cheveux, mais à côté de S.Thédora Markson, je me sentais chauve. Sa chevelure s'étendait dans toutes les directions possibles en de longs amas bouclés, comme une cascade de paille entremêlée. C'en devenait difficile de me concentrer quand elle m'adressait la parole.

"Ecoute-moi bien, Snicket," me dit mon chaperon. "Tu es encore en période d'essai. Ton penchant pour l'abus de questions et pour l'impolitesse en général ne me donnent certainement pas envie de te garder. "Penchant" est un mot qui signifie ici 'mauvaise habitude.'"
"Je sais très bien ce que 'penchant' veut dire," répondis-je.
"Exactement ce que je viens de dire," dit Théodora d'un ton sévère, passant ses doigts dans sa tignasse dans une tentative désespérée de la dompter. La chose était impropre à la domestication, tout comme les sangsues. "Notre première cliente vit là, et nous allons la rencontrer pour la toute première fois. Tu parleras aussi peu que possible et tu me laisseras travailler tranquille. J'ai une réputation d'extrême excellence au sein de ma profession, et tu vas en apprendre beaucoup si et seulement si tu rabats ton claquet et te rappelles que tu n'es rien d'autre qu'un apprenti. C'est compris ?"

C'était compris. Peu avant de terminer mon année de collège, l'on m'avait donné une liste des gens avec lesquels je pouvais effectuer un apprentissage, hiérarchisés par le succès rencontré dans leurs missions précédentes. Il y avait cinquante-deux chaperons sur cette liste. S.Théodora Markson était cinquante-deuxième du classement. Elle avait tort. Elle n'avait rien d'excellent, et c'était bien pour cela que j'avais voulu d'elle pour devenir apprenti. La carte n'était pas le territoire. Je m'étais imaginé travailler en tant qu'apprenti dans la ville, où j'aurais ainsi pu terminer une tâche de la plus haute importance avec une personne qui avait mon entière confiance. Mais le monde ne s'accordait pas avec l'image que j'en avais, et voilà que je me retrouvais à la place avec une femme débraillée aux airs étranges, surpombant une mer sans eau et un bois sans arbres.

Je suivis Théodora le long de la route et nous montâmes une longue enfilage de marches jusqu'à la porte cochère, où elle fit sonner six fois de suite la cloche. Il me semblait que c'était la mauvaise chose à faire - la mauvaise porte, le mauvais endroit. Nous le fîmes, pourtant. Dans la vie, l'on fait beaucoup de mauvais choix sciemment, et je doute de jamais savoir pourquoi.

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Commentaires
De Daniel Snicket à Lemony Handler
  • Correspondant irrégulier, le Dr Dilustro se fait fort de vous communiquer les derniers ouïes-dires concernant Daniel Handler, plus connu à ses heures perdues sous le nom de Lemony Snicket, auteur des Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire.
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